XVI
LES ORDRES

Le yawl quittait lentement l’abri de l’île et devenait de plus en plus ingouvernable. Avec toutes ces brèches dans les œuvres vives, et la lourde cargaison qu’il transportait, chaque vague le brisait un peu plus.

Le brick venait de changer de route ; une fois de plus, il était maintenant en route parallèle, ses canons pointés pour rendre l’ennemi à raison. Il n’y avait désormais plus guère de chances de sauver hommes ou biens, les prisonniers eux-mêmes tombaient nombreux sous les coups meurtriers.

Bolitho trouva tout de même le temps de remarquer que le brick, visiblement frais issu des chantiers, n’avait pas reçu la totalité de son artillerie. Sans cela, le combat aurait fini depuis belle lurette. La moitié seulement des sabords alimentaient le feu, et il se demandait si les pièces manquantes ne se trouvaient pas précisément dans la cargaison du yawl. Il s’agissait de la seconde tentative de transfert, la première avait coûté beaucoup de vies humaines, sans compter la perte du Spite. Mais ce satané brick semblait protégé par un charme, il allait s’en tirer une fois encore.

Le pont s’inclina brutalement, tout le gréement de hune s’effondra dans un fouillis de manœuvres et de toile déchirée. Puis le yawl se redressa aussi brutalement qu’il avait gîté, une nouvelle masse de débris vint s’abattre sur le pont.

Par le panneau largement ouvert, Bolitho entendait l’eau qui pénétrait à gros bouillons, les prisonniers poussaient des hurlements de terreur, des morceaux de bois fracassaient la cale.

S’agrippant tant bien que mal à la lisse, Bolitho cria :

— Allez libérer ces hommes, monsieur Couzens ! Et que les autres s’occupent des blessés !

Stockdale venait de lâcher une barre désormais inutile :

— Allez leur donner un coup de main ! Il va falloir évacuer !

Les coups continuaient de pleuvoir inexorablement.

Stockdale jeta un matelot inconscient sur son épaule et se dirigea vers la lisse. Il jeta un coup d’œil en bas pour vérifier que le dernier canot était toujours là.

— Allez, embarquez, descendez d’abord les blessés !

La gîte devenait impressionnante, ils coulaient par l’arrière, le tableau et le moignon d’artimon étaient déjà dans l’eau.

Seigneur Dieu, si seulement ce brick pouvait un peu s’arrêter de tirer… Il suffisait d’un boulet bien ajusté, ils couleraient tous, blessés compris. La mer était bien formée, ils avaient peu de chances de s’en tirer. L’île était maintenant à environ un mille, il distinguait encore quelques tuniques rouges, le gros des fusiliers avait dû se précipiter vers les dernières embarcations. Mais fusilier ne veut pas dire marin et, le temps qu’ils se dépatouillent, il serait trop tard.

Couzens faisait des efforts désespérés pour s’approcher de lui, il criait :

— Les bossoirs sont encore hors de l’eau, monsieur !

Mais il dut se courber précipitamment : un boulet venait de frapper la grand-voile, la réduisant en charpie.

Stockdale essayait de remonter sur le pont ; Bolitho lui ordonna :

— Descendez, descendez ! Nous allons couler d’un moment à l’autre !

Stockdale lâcha prise et le courant l’emporta rapidement. Bolitho vit Frowd qui tentait de gagner l’arrière du canot pour observer la fin du yawl, il brandissait son sabre au-dessus de sa tête de ses mains ensanglantées. Le brick réduisait la toile, la misaine rentrée découvrait nettement son pont impeccable. Qu’allait-il faire à présent, tenter de les sauver ou les massacrer impitoyablement ?

— Allez, monsieur Couzens, fit Bolitho, il va falloir nager.

Le garçon n’arrivait plus à sortir un mot. Frénétiquement, il arracha sa chemise et défit ses souliers.

Une vague silhouette émergeait du panneau ouvert : Bolitho crut un instant qu’il s’agissait d’un blessé ou d’un prisonnier pris au piège en bas. Mais il ne s’agissait en fait que d’un cadavre à la dérive dans l’entrepont. Dieu ! qu’il paraissait grand…

Couzens observait l’eau, terrifié. Il claquait des dents en dépit de la chaleur.

— Je ne sais pas trop bien nager, monsieur, vous savez, murmura-t-il.

— Mais bon sang de bois, répliqua Bolitho, pourquoi n’avez-vous pas embarqué dans le canot, alors ? – il comprit soudain que sa réponse était idiote : Tant pis, nous resterons ensemble, j’aperçois là un espar…

Le brick tirait toujours, les boulets ricochaient sur l’eau au milieu d’hommes qui nageaient désespérément. On eût dit qu’ils étaient attaqués par un espadon acharné à leur perte.

Il avait l’explication, voilà pourquoi il avait réduit la toile : il voulait s’assurer que les Anglais étaient morts jusqu’au dernier. À l’avenir, les officiers de la marine britannique y réfléchiraient à deux fois avant de s’en prendre à des lignes de ravitaillement aussi vitales.

Le yawl prenait de la bande, des débris et des cadavres flottaient partout. Bolitho se tourna vers le brick : sans la présence de Couzens, il serait resté à bord et aurait péri avec son bâtiment. Et quitte à mourir, autant que ce soit en faisant face à l’ennemi jusqu’à l’ultime instant. Mais Couzens ne méritait pas une mort pareille, il fallait lui laisser sa chance.

Le brick mit la barre dessous, il s’éloignait des lieux du naufrage, toutes voiles faseyantes. Bolitho parvint à lire le nom gravé sur le tableau : White Hills, ainsi que le visage éberlué d’un homme qui le regardait par une fenêtre de poupe.

Bolitho se surprit à parler tout haut, sans raison :

— Il abat ! Mais qu’est-il en train de faire, ce n’est pas possible ! Il va se retrouver au plein !

Le vent avait forci, le brick ne portait plus suffisamment de toile. En quelques secondes, il se retrouva voiles battantes, incapable de manœuvrer. Bolitho entendit une explosion sourde, il crut d’abord qu’il avait perdu un mât ou une vergue. Il n’arrivait plus à en croire ses yeux : un gros trou apparut au beau milieu de la grand-voile qui se déchira en lambeaux.

Couzens lui prit convulsivement le bras :

— Regardez, monsieur, c’est le Trojan, il est là !

Bolitho se retourna : le gros deux-ponts était bien là, pratiquement immobile dans la brume. On aurait dit un îlot ajouté à tous ceux de l’archipel.

Pears avait tout compris à la seconde et il avait utilisé le vent qui entraînait irrésistiblement le brick dans le chenal. Deux langues orange jaillirent de la dunette, Bolitho distinguait les chefs de pièce comme s’ils étaient là. Il s’agissait sans doute de Bill Chimmo, maître canonnier du Trojan.

Il perçut un formidable fracas, un boulet de dix-huit livres venait de s’abattre sur le brick. Sous ses pieds, le pont s’inclinait davantage, il sauta par-dessus bord. Il eut tout de même le temps d’entendre des cris d’enthousiasme et de voir le pavillon descendre à la corne de l’ennemi.

Même à pareille distance, la bordée tribord du Trojan aurait réduit le brick en miettes, et son capitaine le savait parfaitement. La pilule devait lui paraître assez amère, alors que ses victimes voyaient surgir un secours inespéré.

À grand-peine, Bolitho et Couzens parvinrent à s’accrocher à un bout d’espar.

— Vous savez, finit par articuler Bolitho, je crois que vous m’avez sauvé la vie.

En effet, et contrairement à l’aspirant, il avait totalement oublié de se débarrasser de ses vêtements et de son sabre. Ce bout de bois était particulièrement bienvenu.

En tendant le cou au-dessus des vagues, il réussit à voir le canot qui venait sur eux. L’armement ramassait au passage quelques hommes en train de nager ou les tirait pour leur permettre de s’accrocher au plat-bord. D’autres embarcations arrivaient à la rescousse. Les fusiliers et les quelques marins laissés à terre faisaient bien mieux que tout ce que Bolitho aurait pu imaginer. Il cria :

— Le brick, comment est-il ?

Couzens jeta un coup d’œil par-dessus leur espar :

— Il met en panne, monsieur, il n’a pas l’air d’essayer de fuir !

Bolitho était incapable de dire un mot, il se contenta d’un signe de tête. Le White Hills n’avait désormais plus le choix, d’autant que les canots de D’Esterre prenaient soin de ne pas se placer entre la puissante artillerie du Trojan et lui. La capture du brick ne compenserait certes pas la mort de tous ceux qui avaient péri dans l’affaire, mais elle aurait au moins le mérite de montrer aux marins du Trojan de quoi ils étaient capables et de leur rendre un peu de leur fierté perdue.

Les canots du Trojan avaient été mis à la mer et venaient leur porter secours : deux baleinières et le grand canot arrivaient sur eux. Ils durent tout de même attendre une bonne heure avant d’être ramassés par le grand canot où les attendait l’aspirant Pullen.

Bolitho imaginait sans peine l’anxiété de Stockdale pendant tout ce temps-là. Mais ledit Stockdale le connaissait assez pour s’être préoccupé avant tout de son canot plein à craquer de blessés et d’hommes à demi noyés et non de son lieutenant.

Leur retour à bord du Trojan le retrouva plein de sentiments mêlés : tristesse d’avoir perdu tant de marins, tués ou blessés, fierté d’avoir réussi à faire tout seul ce qu’il avait mené à bien, jusqu’à la victoire finale.

Il atteignit la coupée sous les vivats de l’équipage, dans le grand canot major. Cela lui parut être le plus splendide triomphe qu’il eût jamais connu. L’heure était précieuse, comme toujours en ce genre ce circonstances. Un matelot serrait un ami dans ses bras, avant de découvrir, atterré, qu’il était mort. Les vivats se transformèrent en éclats de rire lorsque Couzens fit son apparition sur le pont, aussi nu qu’au jour de sa naissance. Il fit tout de même preuve d’une dignité imperturbable lorsque deux fusiliers lui présentèrent les armes.

Et puis Stockdale qui se rua vers lui, avec ce sourire qui en disait davantage que tous les mots de bienvenue. Pears observait la scène, toujours aussi massif et imperturbable, comme ce bâtiment qu’il chérissait par-dessus toute chose.

Comme Couzens essayait de dissimuler sa nudité, Pears l’appela :

— Ce n’est pas là une tenue digne d’un officier du roi, monsieur ! Par Dieu, monsieur Couzens, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je vous livre mon opinion !

Et alors que le jeune homme essayait de prendre la tangente, rougissant à loisir, le capitaine ajouta :

— Mais enfin, je suis fier de vous !

Bolitho traversa le tillac, dégoulinant d’eau. Cairns l’accueillit d’un air narquois :

— Alors, à ce que je vois, on a perdu le yawl ? Et en plus, il était plein à craquer ?

— Oui, monsieur, c’est exact, je crois qu’il s’apprêtait à ravitailler le brick.

Les hommes de son détachement passaient, les mains couvertes de goudron.

— Nos hommes se sont magnifiquement comportés, monsieur, vous savez.

Il détourna les yeux pour regarder le brick qui renvoyait de la toile. La grand-voile n’était plus que lambeaux. Il devina que Pears avait envoyé un pilote à bord, tandis que les fusiliers s’assuraient de l’équipage capturé. Frowd aurait dû prendre le commandement de la prise, pour se consoler de son genou en bouillie. Mais quoi que Thorndike fît pour lui avant de l’envoyer dans quelque hôpital, il resterait boiteux pour le restant de ses jours. Frowd avait atteint le grade de lieutenant, mais il savait désormais qu’il n’irait jamais plus loin.

Tard dans l’après-midi, les deux bâtiments doublèrent les îles, soulagés de voir disparaître derrière eux des récifs et des courants si pernicieux. Mais lorsque D’Esterre regagna le bord, il avait d’autres nouvelles du plus haut intérêt.

Le capitaine du White Hills n’était ni plus ni moins que Jonas Tracy, frère de celui qu’ils avaient tué lors de la prise du Faithful. Il avait décidé de se battre contre le Trojan, même si le combat était désespéré, mais le sort était contre lui. Son équipage était peu entraîné, et c’est pourquoi on avait confié ce commandement à un corsaire expérimenté. Tout plaidait pour lui : sa réputation, ses nombreux succès contre les Britanniques. Tracy avait ordonné à ses hommes de chercher un passage entre les îles, mais l’équipage avait perdu la tête lorsqu’un deuxième boulet du Trojan avait frappé le brick de plein fouet. Les éclats de bois avaient balayé le pont et l’un d’eux avait coupé un bras de Tracy au ras de l’épaule. En voyant leur capitaine mis ainsi hors de combat, les hommes avaient amené le pavillon sans demander leur reste.

Bolitho ignorait si Tracy était toujours vivant. Il était curieux de constater qu’il avait tiré sans le savoir sur celui qui était responsable de la mort de son frère.

Bolitho était occupé à faire une rapide toilette dans sa chambre lorsqu’il entendit du bruit sur le pont : quelqu’un annonçait une voile en vue.

L’autre bâtiment apparut rapidement. Il s’agissait d’une frégate sous voiles. Elle vint se placer sous le vent du Trojan et mit un canot à la mer pour transférer son capitaine à bord du deux-ponts.

Bolitho enfila à la va-vite une chemise et un pantalon et se précipita sur le pont. La frégate en question était le Kittiwake, il se souvenait de l’avoir vue à Antigua.

Avec autant de protocole que s’ils étaient confortablement mouillés devant Plymouth, le Trojan accueillit son visiteur à bord en grande pompe : la garde présenta les armes, les gabiers firent retentir leurs sifflets. Pears s’avança pour accueillir le capitaine ; il s’agissait de l’un de ceux qui avaient jugé Quinn. Pas le président ni l’homme aux lèvres pincées, non, le troisième membre du tribunal, celui qui, pour autant que Bolitho s’en souvenait, n’avait pas prononcé un mot.

Le soleil se couchait lorsque le seigneur et maître du Kittiwake quitta le bord, le pas nettement moins assuré qu’à son arrivée.

Bolitho regarda la frégate faire voile, la toile mordorée sous les derniers rayons du soleil. Elle serait bientôt hors de vue et son capitaine, loin des amiraux, libre de toute tutelle. Il poussa un profond soupir.

Cairns vint le rejoindre, gardant un œil sur la relève occupée à remettre en route.

— Il arrivait d’Antigua, fit-il lentement, avec des dépêches. L’escadre l’a détaché pour nous précéder à la Jamaïque. Nous ne sommes pas des pestiférés, après tout.

Il parlait d’une manière étrange, comme s’il était ailleurs.

— Il se passe quelque chose de grave ?

Cairns se tourna vers lui.

— Le capitaine Pears est convaincu que la guerre sur mer va prendre fin aux Antilles.

— Mais pas en Amérique ?

Bolitho ne comprenait pas.

— Tout comme moi, il croit que la guerre est déjà terminée. Nous remporterons certes des victoires, nous devons à tout prix en remporter s’il nous faut nous battre contre les Français lorsqu’ils se démasqueront. Mais remporter une guerre exige bien plus que cela, Dick.

Il eut un sourire triste.

— Mais je vous retiens, alors que le capitaine souhaite vous voir.

Et il s’éloigna pour donner des ordres :

— Mais enfin, monsieur Dalyell, qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Envoyez-moi des gabiers en haut et faites venir du monde aux écoutes ! C’est un bâtiment, ici, ou une foire ?

Bolitho se dirigea vers la chambre du capitaine. Pears était assis à son bureau et contemplait rêveusement une bouteille de vin.

— Asseyez-vous donc.

On entendait sur le pont le bruit de pieds nus, Bolitho se demandait comment les hommes se débrouillaient sans la présence familière de leur capitaine accoudé à la lisse. Il prit un siège.

La chambre paraissait bien confortable, mais il se sentait fatigué, toute son énergie le quittait comme le sable s’écoule du sablier.

— Buvons donc un peu de ce bordeaux, fit Pears.

Bolitho s’humecta les lèvres.

— Bien volontiers, monsieur, je vous remercie.

Et il attendit la suite, un peu désemparé : Cairns tout à l’heure, Pears maintenant.

— Viney, le capitaine du Kittiwake, m’a porté les ordres de l’amiral. Mr. Frowd est désigné pour le Maid of Norfolk, un transport. Il doit rallier dès que possible.

— Mais sa jambe, monsieur ?

— Je sais, le chirurgien l’a réparée comme il a pu – il regarda Bolitho doit dans les yeux : Mais que peut-il désirer de mieux ?

— Un bâtiment, monsieur, un commandement.

Il revoyait encore Frowd à bord du yawl. Dans le feu de l’action, il ne pensait peut-être qu’à cela. Un bâtiment, n’importe lequel, comme ce transport, voilà qui ferait parfaitement son affaire.

— Je suis bien d’accord. S’il reste se languir à bord, il sera peut-être trop tard. Et s’il retourne à Antigua – il haussa les épaules –, sa chance sera peut-être passée.

Bolitho restait pantois d’admiration devant l’attitude de Pears. Voilà un homme qui avait tant combattu, qui s’apprêtait à se battre contre Dieu seul sait qui à la Jamaïque, et qui trouvait encore le temps de s’inquiéter du sort de Frowd.

— Et reste le sort de Mr. Quinn.

Le capitaine ouvrait la bouteille, penché contre la cloison. Le pont s’inclina, ils changeaient de route, avant de se stabiliser.

— Mr. Quinn n’a pas été oublié.

Bolitho attendait la suite, essayant de percer les vrais sentiments de Pears.

— Il va rentrer à Antigua, et de là prendra passage sur le premier bâtiment qui rentre en Angleterre. Je vais écrire à son père, même si cela ne doit pas servir à grand-chose. Je veux qu’il comprenne que son fils a fait preuve d’un magnifique courage, même si ce courage l’a abandonné un jour et l’a laissé aussi infirme que Frowd avec sa jambe.

Il coinça une grosse enveloppe sous la bouteille.

— Mais au moins, il aura essayé de faire quelque chose et, si davantage de jeunes gens en faisaient autant, au lieu de rester confortablement chez eux, nous serions peut-être en meilleure posture.

Bolitho ne pouvait détacher les yeux de cette enveloppe qui renfermait le sort de Quinn.

— Mais assez parlé de tout cela, j’ai des ordres à écrire et bien d’autres choses à faire.

Il versa du vin dans deux grands verres et les tint sur la table, le temps que Bolitho prît possession du sien. Le bâtiment gîtait fortement.

Il était surprenant, après tout, que Pears l’eût reçu en tête à tête. Bolitho s’était attendu à retrouver D’Esterre et peut-être même Cairns, une fois qu’il aurait eu terminé ce qu’il avait à faire sur le pont.

— Je crois que la nuit va vous paraître longue, dit Pears en levant son verre. Mais je crains fort qu’il n’y en ait d’autres, et qui vous paraîtront beaucoup plus longues.

Le verre paraissait minuscule dans son énorme main.

— Bonne chance, monsieur Bolitho, et, comme dit notre redoutable maître pilote, à la grâce de Dieu !

Bolitho le fixait, incapable de toucher à son verre.

— Je vais vous confier le commandement du White Hills. Nous nous séparerons demain matin, dès qu’il y aura assez de lumière pour transborder les derniers blessés.

Bolitho essayait désespérément de remettre ses pensées en ordre.

— Mais le second, monsieur, avec tout le respect que je vous dois…

Pears leva son verre, qui était déjà vide. Cela lui rappelait Probyn.

— J’y avais pensé, mais j’ai besoin de lui à bord, plus que jamais. Il mérite certes un commandement, fût-ce celui d’une prise.

Il le regardait droit dans les yeux.

— Il m’a répondu ce que vous avez répondu à l’amiral Coutts, et il a décliné mon offre – il eut un triste sourire : Voilà comme nous sommes, nous autres.

Et il remplit son verre, sous l’œil étonné de Bolitho.

— Merci, monsieur, merci beaucoup.

— Allez, videz-moi donc ce bordeaux et allez faire vos adieux. À présent, vous allez pouvoir empoisonner la vie de quelqu’un d’autre !

Bolitho sortit comme dans un rêve.

Cairns était toujours sur le pont, appuyé contre les filets. Il observait les feux du brick. Il ne laissa pas à Bolitho le temps de parler.

— Vous allez prendre le commandement de la prise demain matin, c’est décidé. Faute de quoi, je vous mets aux fers.

Bolitho resta là sans rien dire, insensible aux oscillations du bâtiment, aux grincements de la roue, aux claquements de la toile contre le gréement.

« Je crois que la nuit va vous paraître longue…»

— Que s’est-il passé, Neil ?

Il se sentait soudain étrangement proche de ce grand taciturne d’Écossais.

— Le capitaine a reçu une lettre qui lui était destinée, lui aussi. Je ne sais pas qui l’a rédigée, le capitaine n’a pas l’habitude de raconter sa vie. C’était, comment dire ? une information à titre amical. Ce courrier lui apprend donc qu’il a passé son tour, qu’il ne sera pas promu amiral. Il restera capitaine le restant de ses jours.

Il leva les yeux pour contempler les étoiles qui perçaient à travers le gréement.

— Et le jour où le Trojan sera désarmé, ce sera la fin de sa carrière. Coulis a reçu l’ordre de rentrer en Angleterre, et il paraît que cela a été assez orageux – sa voix se fit plus dure, il avait du mal à dominer une brusque colère : Lui du moins possède de la fortune, il a une position – et, se tournant vers l’arrière : Mais notre capitaine, lui, il n’a que son bâtiment !

— Merci de m’avoir raconté tout cela.

Les dents de Cairns brillaient dans l’obscurité.

— Allez, mon garçon, fichez-moi le camp et allez préparer vos affaires.

Bolitho s’apprêtait à se retirer, il l’arrêta :

— Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je ne pouvais tout de même pas l’abandonner, pas maintenant !

 

Le lendemain matin, le temps était superbe. Les deux bâtiments mirent en panne et les embarcations du Trojan commencèrent leur navette pour transférer les blessés à bord du brick. En revanche, tous les prisonniers furent transbordés sur le vaisseau. Voilà l’un des plus courts commandements de l’histoire maritime, songeait Bolitho.

Tout cela lui paraissait encore irréel, il en oubliait de faire ceci ou cela ou vérifiait deux fois ce qu’il avait déjà fait depuis longtemps.

Chaque fois qu’il montait sur le pont, il s’obligeait à regarder le brick qui roulait lourdement, travers à la houle. Une fois sous voile, les choses seraient différentes, il se souvenait malheureusement trop bien de l’allure qu’il était capable de soutenir.

Cairns lui avait fait part de la décision du capitaine : il pouvait choisir son équipage à sa convenance, enfin, le minimum nécessaire pour armer le brick en sécurité et être éventuellement en mesure d’étaler du gros temps ou de combattre s’il y était contraint.

Il n’eut bien entendu pas besoin de poser la question à Stockdale : il était déjà là, son maigre sac sur l’épaule. Ce sac qui contenait toute sa fortune sur cette terre. Pears lui avait également ordonné de prendre à son bord le capitaine Jonas Tracy, trop grièvement blessé pour rejoindre les autres prisonniers et qui, de toute manière, ne le gênerait guère.

Plus l’heure approchait de prendre congé, plus Bolitho se sentait bouleversé. Il revoyait les deux ans et demi qu’il venait de passer à bord du Trojan, il n’arrivait pas à croire qu’il dût le quitter pour aller se mettre aux ordres de l’amiral commandant à Antigua. C’était comme recommencer une vie nouvelle, découvrir de nouveaux visages, un nouvel environnement.

Il avait été surpris et encore plus ému en voyant la liste de tous ceux qui s’étaient portés volontaires pour l’accompagner.

Il y avait Carlsson, ce Suédois qui avait subi le fouet, Dunwoody, le fils du meunier, Moffitt l’Américain, Rabbett, le voleur repenti, ce vieux Buller, gabier volant, celui-là même qui avait aperçu le brick le premier. Buller avait été promu officier marinier et avait branlé du chef d’un air totalement incrédule en apprenant la nouvelle.

Et il y en avait bien d’autres encore, des hommes qui faisaient autant partie du Trojan que la figure de proue ou que le capitaine.

Il assista au transfert de Frowd, que l’on dut descendre dans une chaise de calfat. Sa jambe bandée faisait une drôle de protubérance. Frowd pestait, indigné de devoir subir pareil traitement à l’heure de quitter son bâtiment.

Quinn était déjà passé à bord du brick. Il n’allait pas être facile de naviguer entre ces deux hommes, Bolitho avait déjà observé souvent la vieille rancœur dont Frowd faisait preuve à l’égard de Quinn. Pourquoi Quinn, rejeté par la marine, bénéficiait-il d’un traitement de faveur, alors que lui-même était estropié pour le restant de ses jours ?

Les adieux se terminaient, qui avaient pris toute la nuit et une bonne part de la matinée : les rudes poignées de main du canonnier et du bosco, les sourires de tant d’autres qu’il avait connus jeunes garçons et qui étaient devenus des hommes. Comme lui.

D’Esterre avait fait porter à bord du brick quelques bouteilles tirées de ses provisions personnelles, et le sergent Shears lui avait fait cadeau d’une maquette de canon qu’il avait fabriquée avec des morceaux d’argent récupérés çà et là.

Il était occupé à vérifier encore et encore la longue liste de ce qui lui restait à faire lorsque Cairns vint le trouver.

— Le Sage annonce du gros temps, Dick, vous feriez mieux de ne pas trop traîner – il lui tendit la main : Je vous dis adieu ici.

Il balaya du regard le carré désert.

— L’endroit va nous paraître un peu plus vide après votre départ, vous savez.

— Je ne vous oublierai pas, répondit Bolitho en lui serrant la main de toutes ses forces, jamais.

Ils se dirigeaient ensemble vers la coupée lorsque Cairns ajouta brusquement :

— Si, encore une chose. Le capitaine Pears pense que vous devriez embarquer un autre officier pour assurer le quart. Nous ne pouvons pas vous donner de maître et les lieutenants sont une denrée trop rare. Il vous faut donc choisir un aspirant.

Bolitho réfléchissait.

— Weston, ajouta Cairns, va être nommé lieutenant par intérim et je préfère que Lunn et Burslem achèvent leur formation à bord. Cela nous laisse donc Forbes et Couzens, qui sont encore assez jeunes pour recommencer une nouvelle vie ailleurs.

— Je vais leur poser la question, répondit Bolitho en souriant.

Erasmus Bunce fit signe aux deux jeunes gens d’approcher.

— Nous avons besoin d’un volontaire, messieurs – il les contemplait d’un air dégoûté : Encore que je me demande de quelle utilité vous pourrez bien être à Mr. Bolitho…

Tout heureux, Couzens fit signe qu’il était partant, Forbes était au bord des larmes.

— Allez, reprit Bunce, monsieur Couzens, c’est vous qui y allez. C’est une vraie bénédiction du ciel d’être enfin débarrassé de vos plaisanteries et de vos cris de chat ! – il fit un gros clin d’œil à Bolitho : Content ?

— Parfait.

Bolitho leur serra la main, il avait beaucoup de mal à dominer son émotion.

D’Esterre arriva le dernier.

— Bonne chance, Dick, je suis sûr que nous nous retrouverons un jour, mais vous allez me manquer.

Bolitho se détourna. Le White Hills était là, l’eau giclait sur sa coque, le brick roulait de plus en plus.

Ses ordres étaient dans sa poche, soigneusement enveloppés dans une grosse enveloppe scellée. Il fallait y aller, et il n’y parvenait pas, le Trojan le retenait encore.

Il se dirigea vers la coupée où l’attendait son canot. Bunce annonçait un coup de vent, c’était peut-être moins fort que prévu. Mais au moins cela l’obligeait-il à brusquer son départ et à chasser tous ces regrets.

— Le capitaine arrive, fit Cairns.

Pears traversa la dunette. Les pans de son manteau battaient dans le vent comme des voiles, il tenait à la main son chapeau galonné d’or.

— Préparez-vous à remettre en route, monsieur Cairns, je veux profiter du vent qui se lève.

Il regarda Bolitho, comme s’il le voyait pour la première fois.

— Vous êtes encore ici, monsieur ? – il fronça les sourcils : Mais par mon âme…

Cette fois-ci, il ne termina pas sa phrase et lui tendit la main.

— J’en ai fini avec vous cette fois-ci. Présentez mes respects à votre père la prochaine fois que vous le verrez.

Puis il tourna les talons pour aller consulter le compas. Bolitho salua l’arrière, assura son sabre et descendit dans le canot.

Les avirons plongèrent dans l’eau, le Trojan s’éloignait. Des marins s’employaient déjà à relever la coupée, d’autres grimpaient dans la mâture pour larguer les huniers. Couzens se retourna pour contempler le gros vaisseau, les yeux emplis de larmes. On aurait dit qu’il allait pleurer. Bolitho ne le savait pas, mais c’était le plus beau jour de sa courte existence d’aspirant.

Bolitho agita la main, Couzens en fit autant. Mais Pears ne fit aucun geste : tout comme le Trojan, il était déjà ailleurs.

Il se détourna, le White Hills était droit devant. Son bâtiment, peut-être pas pour très longtemps, mais tout de même, son bâtiment à lui.

Conformément aux prédictions de Bunce, le vent se mit rapidement à forcir jusqu’à la tempête. La mer grossissait, les courtes crêtes blanches se transformèrent en vagues méchantes ourlées de jaune sale.

L’équipage se mit au travail avec entrain. Obéissant au vent qui tournait, ils se mirent en fuite cap au sud, vergues brassées à bloc. Bolitho s’était débarrassé de son chapeau et de son manteau, les oreilles bourdonnant du fracas de la tempête. Il se retrouva rapidement trempé par les embruns.

Encore heureux que le White Hills soit gréé d’un hunier carré. Celui que le Trojan avait déchiqueté avait été réparé vaille que vaille, mais n’était plus bon à grand-chose.

Sous huniers arisés et foc, le White Hills s’éloigna ainsi de l’île et de ses dangers.

Quinn, le visage fermé, à peu près muet, travaillait avec l’équipage sur le pont. Bolitho se demandait comment il aurait réussi à s’en sortir sans lui. Couzens avait du courage comme dix, mais manquait de l’expérience nécessaire lorsqu’il faut subir un ouragan.

Stockdale vint le rejoindre à l’arrière pour donner un coup de main aux deux timoniers. Il était aussi trempé que Bolitho, ses vêtements étaient tachés de sel et de goudron. Entre deux douches, il lui fit un grand sourire.

— Joli p’tit bateau, pas vrai ?

Ils restèrent en fuite la plus grande partie de la journée, mais le vent tomba un peu au coucher du soleil et leur donna quelque répit. Les marins réussirent même à grimper en haut et à rétablir grand-voile et misaine. Cette toile leur donna un regain de vitesse, mais le brick tenait toujours aussi bien son cap, si ce n’est mieux.

— Prenez la suite, cria Bolitho à Quinn, je descends un peu !

L’entrepont paraissait étonnamment calme après le bruit qui régnait sur le pont. Mais tout semblait si exigu en comparaison du Trojan !… Bolitho réussit à se frayer un chemin jusqu’à la chambre qui ressemblait à un modèle réduit de celle de Pears et dont elle aurait à peu près contenu le bureau. Mais l’endroit était confortable, et son prédécesseur n’avait pas trop eu le temps d’y laisser des traces de sa présence.

Il réussit à aller jusqu’aux fenêtres de poupe. Sauf sous un panneau qui laissait pénétrer un peu de la lumière du jour, il n’y avait pas un seul endroit où l’on pût se tenir debout. Il n’était pas difficile d’imaginer ce que c’était dans les postes. Lorsqu’il était aspirant, il avait servi à bord d’un bâtiment de ce genre : rapide, vif, toujours en mouvement.

Il se demandait ce qu’il était advenu de l’autre commandement de Tracy, ce brick qu’il avait capturé et qui avait été rebaptisé Revenge. Sans doute continuait-il à s’attaquer aux convois britanniques et à faire de grosses prises. La porte de la chambre s’ouvrit toute grande, Moffitt atterrit avec un respectable flacon de rhum.

— Mr. Frowd a jugé qu’une petite goutte ne vous ferait pas de mal, monsieur.

Bolitho détestait le rhum, mais il avait le plus grand besoin d’avaler quelque chose. Il déglutit une grande lampée.

— Comment va Mr. Frowd ?

Il devait à tout prix lui faire visite, mais d’autres tâches urgentes l’attendaient pour l’instant, et il lui faudrait bientôt regagner le pont.

Moffitt ramassa le gobelet vide et lui fit un large sourire teinté de respect.

— Il va bien, monsieur, je lui ai arrangé une couchette dans sa chambre. Il sera bien.

— Parfait, allez donc me chercher Buller.

Bolitho s’allongea. Il sentait la poupe monter, glisser, retomber sous lui. Le safran donnait de grands coups sous la poussée des lames.

Buller arriva, la tête baissée pour éviter les barrots.

— M’sieur ?

— Vous allez vous occuper des vivres, trouvez quelqu’un qui sache faire la cuisine. Si le vent tombe un poil, faites allumer du feu à la cuisine et arrangez-vous pour qu’on ait quelque chose de chaud à se mettre dans le ventre.

— Je m’en occupe sur-le-champ, m’sieur, répondit-il en souriant de toutes ses grandes dents.

Et il disparut dans l’instant.

Bolitho poussa un gros soupir, l’odeur du rhum agissait comme une drogue. Il était le premier maillon de la chaîne de commandement, il n’avait plus personne pour le réprimander ou l’encourager.

Il se sentait la tête un peu molle et se redressa soudain, dégoûté : voilà qu’il devenait comme George Probyn. Joli début pour un capitaine ! Il se leva et poussa un juron lorsque sa tête heurta un barrot. Mais le choc eut au moins le mérite de le réveiller pour de bon.

Il entreprit une petite visite de reconnaissance vers l’avant, oscillant et tanguant chaque fois que le boute-hors plongeait dans l’eau. De petites chambres étaient disposées de part et d’autre d’un espace en forme de réduit carré : le carré, précisément. Il y avait aussi des magasins, des soutes à boulets, des rangées de hamacs. Le navire sentait le neuf, jusqu’aux tables des postes. L’avant servait à stocker de grandes glènes de câble et de cordages.

Il finit par découvrir Tracy dans une couchette qui se balançait dans une petite chambre à moitié terminée. Un matelot, les yeux rougis, était assis près de lui, un pistolet posé entre les pieds. Bolitho dut se pencher pour dévisager le blessé : un homme de trente ans environ, solidement bâti, et qui, en dépit de sa terrible blessure et du sang qu’il avait perdu, semblait bien vivant. Mais avec son bras arraché au ras de l’épaule, il ne représentait plus une menace bien gênante.

Bolitho jeta un coup d’œil au factionnaire :

— Surveillez-le bien, comme vous l’avez fait jusqu’à maintenant.

Les autres blessés étaient tous confortablement installés ; des hamacs, des couvertures et divers vêtements prélevés dans la soute avaient été disposés pour amortir les chocs éventuels.

Bolitho s’arrêta sous une lanterne qui battait sans repos. Il ressentait leur douleur, leur sentiment de rester isolés et incompris. Et une fois de plus, il se sentit tout étonné de ce qui lui était échu comme récompense. Eux savaient seulement qu’on les avait évacués de leur bâtiment qui, bon ou mauvais, était malgré tout leur seul foyer. Et pour les emmener où ? À bord de quelque bâtiment qui les rapatrierait, mais quand ? Une fois à terre, ils rejoindraient la foule des marins estropiés, héros parfois, plus souvent objets de la risée publique.

— On va vous porter quelque chose de chaud à manger, mes garçons.

De rares têtes se tournèrent vers lui. Il reconnut en particulier Gallimore, peintre à bord du Trojan. Il avait été gravement touché par une cartouche de mitraille durant l’attaque du yawl, avait perdu la plus grande partie de la main droite. Son visage était criblé d’éclats de bois.

— Où allons-nous, monsieur ? parvint-il à murmurer.

Bolitho vint s’agenouiller sur le pont à son chevet. Cet homme allait mourir, il le savait d’instinct sans en deviner la raison. Certains de ses voisins étaient plus gravement atteints, mais ils supportaient leurs douleurs avec une sorte de résignation calme. Ceux-là survivraient.

— Port-aux-Anglais, lui répondit-il. Les chirurgiens vont s’occuper de vous, vous verrez.

L’homme se pencha, il cherchait la main de Bolitho.

— C’est que j’veux pas mourir, m’sieur, j’ai un’femme et un marmot à Plymouth – il essayai ! de secouer la tête : C’est que j’veux pas mourir, m’sieur.

Bolitho avait la gorge nouée. Plymouth. Autant dire la Russie.

— Reposez-vous, Gallimore – il retira sa main avec d’infinies précautions : Vous êtes au milieu de vos amis, vous savez.

Il rejoignit l’échelle de descente, courbé en deux.

Le vent et les embruns lui firent du bien. Stockdale et Couzens étaient près de la roue, Quinn parcourait la dunette avec deux marins.

— Tout va bien, fit seulement Stockdale, Mr. Quinn surveille les écoutes – il jeta un œil au ciel, toujours aussi sombre : Le vent adonne un peu, il a faibli un brin.

Les bossoirs se dressaient vers le ciel avant de retomber brutalement. Il y avait largement de quoi envoyer promener un homme juché dans les vergues, à supposer qu’il y eût du monde en haut.

— Ça doit pas être coton pour les gars qui sont en bas, glissa Stockdale entre ses dents.

Bolitho hocha la tête.

— Je crois que Gallimore est en train de mourir.

— Je le sais, monsieur.

Stockdale lâcha un peu le maneton de la roue, tout en observant la grand-voile qui vibrait, comme si elle essayait de s’arracher à sa vergue.

Bolitho le regardait faire. Stockdale avait tout deviné, naturellement, il avait toujours vécu au milieu de la souffrance. La mort lui était quelque chose de familier, qu’il flairait à distance.

Quinn s’approcha en tanguant, manquant tomber à chaque creux. Il lui cria :

— L’ancre bâbord était décaponnée, mais nous l’avons saisie, maintenant, ça va !

— Descendez, lui répondit Bolitho, je fais faire les deux quarts qui viennent et je vous parlerai plus tard.

Quinn hochait la tête.

— Je ne veux pas rester tout seul, il faut absolument que j’aie quelque chose à faire.

Bolitho revoyait ce marin originaire de Plymouth.

— Allez voir les blessés, James. Prenez du rhum ou tout ce que vous pourrez trouver, et faites la distribution à ces pauvres diables.

Il n’y avait pas lieu de lui parler de Gallimore ; il fallait le laisser rejoindre ses compagnons pour un dernier voyage, le baume définitif du marin.

Accompagné de Buller, un matelot descendait l’échelle. C’était un Italien, un certain Borga. Apparemment, Buller venait de désigner un cuisinier et Bolitho espérait seulement que sa décision était judicieuse. Une bonne nourriture chaude dans le ventre du marin qui vient de se battre avec la toile en s’accrochant est certes une chose, mais essayer de faire avaler aux hommes quelque brouet exotique en est une autre, qui pouvait aussi bien déclencher une émeute. Il regarda Stockdale et ils échangèrent un sourire : ils allaient bientôt être fixés…

Quelques étoiles apparurent une heure plus tard, les nuages défilaient à toute allure. Le pont remuait moins, Bolitho se demandait si ce sale temps durerait encore le lendemain, ce qu’en aurait dit Bunce.

Comme promis, on porta bientôt de la nourriture chaude aux blessés puis aux marins qui furent relevés de leur quart à tour de rôle. Bolitho avala avec satisfaction un plat de nature indéfinissable à base de viande bouillie, de flocons d’avoine, de biscuit de mer et une giclée de rhum. Il n’avait encore jamais vu un mets pareil mais, dans ces circonstances, la chose aurait fait honneur à la table d’un amiral.

— Alors, fit-il à Couzens, regrettez-vous d’avoir embarqué à bord du White Hills ?

Couzens hocha négativement la tête, son estomac gargouillait encore du festin préparé par Borga.

— Attendez donc qu’on soit rentrés à la maison, monsieur, ils ne me croiront jamais !

Bolitho imaginait Quinn près des blessés, il revoyait Pears en train d’écrire sa lettre. Il avait essayé.

Il pensait aussi à ces autres dépêches écrites par Pears et destinées à l’amiral, à Antigua. Il était sans doute plus prudent de rester dans l’ignorance de ce que Pears racontait à son sujet, de quelque manière que cela dût infléchir son avenir immédiat. Mais il n’avait toujours pas percé totalement Pears, même si, sous ses ordres, il en avait appris beaucoup plus qu’il n’avait cru au premier abord.

Bolitho leva les yeux pour observer le ciel.

— Je crois que nous avons subi le plus dur. Allez donc chercher Mr. Quinn et demandez-lui de monter sur le pont.

Couzens le regardait en rougissant.

— Je crois que je peux prendre le quart, monsieur.

Stockdale fit un large sourire :

— Ça, pour sûr, monsieur, il en est capable. Et puis, je reste sur le pont – il essaya de se cacher de l’aspirant –, encore qu’il n’ait pas besoin de moi, m’est avis !

— Très bien, fit Bolitho en souriant, faisons comme cela. Et appelez-moi si vous avez le moindre problème.

Il descendit, heureux d’avoir pu donner à Couzens cette chance d’exercer une responsabilité, surpris également d’avoir pris sa décision aussi facilement. Sur le chemin de sa chambre, il entendit Frowd qui ronflait. Un gobelet roulait sur le pont.

Demain, la besogne promettait d’être rude. Il fallait d’abord essayer d’estimer la position et la dérive, avant de choisir un nouveau cap qui, avec de la chance, les mènerait aux Iles-sous-le-Vent puis à Antigua.

Sur la carte, la route ne paraissait pas très longue, mais les vents dominants allaient être contraires pendant la plus grande partie de la traversée. Et regagner toute cette dérive qu’ils avaient subie au sud pouvait leur prendre des jours et des jours.

Et une fois à Antigua, que se passerait-il ? Le lieutenant français était-il encore là-bas, prisonnier sur parole qui faisait ses longues promenades solitaires sous le soleil ?

Il se laissa tomber sur la banquette sous la fenêtre de poupe, prêt à bondir sur le pont au moindre bruit anormal. Quelques secondes plus tard, il dormait.

 

Il était midi, cela faisait deux jours qu’ils avaient laissé le Trojan derrière eux, et cela leur paraissait une éternité d’expériences inédites et de problèmes en tout genre.

Le vent était moins violent à présent, le White Hills faisait route bâbord amure. Ils avaient même réussi à établir la voile d’étai. Le bâtiment paraissait propre et sec après la tempête et les rôles que Bolitho avait mis au point avec Quinn et Frowd donnaient toute satisfaction.

Frowd était sur le pont, assis sur un panneau de descente, la jambe allongée comme pour lui rappeler ses malheurs. Couzens se tenait près de la barre, tandis que Bolitho et Quinn calibraient leurs sextants et comparaient leurs calculs.

Bolitho vit le matelot Dunwoody qui remontait à l’avant, un seau plein de compresses sales à la main. Il le balança par-dessus bord. Il venait sans doute de tenir compagnie à Gallimore, qui n’était pas mort, mais qu’il avait fallu transporter dans la soute à cordages, seul endroit où la puanteur ambiante réussissait à cacher l’odeur que répandait le malheureux. La gangrène s’était mise dans sa blessure, il était difficile de croire qu’un être humain pût endurer pareil supplice.

— Je crois que nous avons tous deux raison, monsieur, fit Quinn d’une voix lasse. Si le vent reste comme il est, l’atterrissage est pour après-demain.

Bolitho tendit son sextant à Couzens. Voilà, il était redevenu monsieur, le dernier lien était brisé.

— Je suis d’accord. Nous serons sans doute en vue de l’île Nevis demain, et après cela, ce ne sera pas facile jusqu’à Antigua.

La pensée de perdre le White Hills lui paraissait soudain insupportable. C’était ridicule, bien sûr, mais en quelques jours ce bâtiment lui avait donné, ou plutôt lui avait fait découvrir en lui-même, une confiance qu’il ne se connaissait pas.

Il laissa son regard errer sur le pont baigné de lumière, qui lui paraissait désormais moins exigu, comparable même à celui, si spacieux, du Trojan.

Quelques blessés se reposaient à l’ombre, discutaient entre eux, observaient leurs camarades au travail avec un intérêt professionnel.

— Qu’allez-vous faire ensuite, James ? lui demanda doucement Bolitho.

Quinn regardait ailleurs.

— Comme mon père en décidera, j’imagine. Apparemment, je suis destiné à exécuter les ordres – il lui fit brusquement face : Un jour, si vous voulez bien, je… je veux dire, si vous ne savez pas où aller, accepteriez-vous de me revoir ?

Bolitho se contenta de faire signe que oui, incapable de parler, oppressé par un désespoir terrible. Cela lui faisait autant de mal que les blessures horribles de Gallimore.

— J’en serai très heureux, James – il lui fit un sourire –, encore que je ne sache pas trop si votre père ne verrait pas d’un mauvais œil un pauvre lieutenant débarquer chez lui. Vous serez sûrement devenu un riche négociant avant que je sois rentré à Londres.

Quinn le regardait intensément, quelque chose dans le ton de Bolitho lui donnait un regain d’espoir.

— Merci, merci pour ce que vous venez de dire. Et pour tant d’autres choses !

— Ohé, du pont, voile un quart sous le vent !

Bolitho leva les yeux vers la vigie, essayant de s’imaginer le White Hills comme une simple croix sur la carte. Il y avait tant d’îles dans les parages, françaises, anglaises, hollandaises. Ce bâtiment inconnu pouvait être tout ce que l’on pouvait imaginer.

Il comprit soudain que tous avaient les yeux fixés sur lui.

— Montez voir là-haut, monsieur Quinn. Prenez une lunette et dites-moi ce que vous voyez.

— Fichue jambe, grogna Frowd en le voyant passer devant lui, je serais volontiers grimpé là-haut, non, non… mais… !

Le temps qu’il trouve une insulte adaptée à la situation, Quinn escaladait les enfléchures.

Bolitho faisait les cent pas, essayant de rester calme et de chasser toute émotion. Il s’agissait probablement d’un Espagnol qui faisait route au sud vers le détroit et tous ses trésors. Dans ce cas, il n’allait pas tarder à disparaître, surtout s’il soupçonnait le White Hills d’être un pirate. Dans ces eaux, ce n’était pas le choix des ennemis qui posait problème.

— Ohé, du pont, monsieur ! C’est un brick !

L’un des blessés laissa échapper un petit rire :

— C’est sûrement l’un des nôtres, les gars !

Mais Frowd le reprit, il avait du mal à parler :

— Vous savez ce que j’en pense, n’est-ce pas ?

Bolitho le regarda, soudain saisi d’effroi.

Bien sûr, c’était la seule solution, pour dure qu’elle fût. Et dire qu’ils avaient déjà fait tant de route ! Cette fois-ci, il avait bien cru au succès.

Il restait cependant encore une chance. Il essaya de conserver un ton aussi calme que possible :

— Gardez l’œil dessus ! – et à Couzens : Nous allons bientôt le voir de plus près, j’imagine.

Couzens avait tout compris à l’instant.

— Rappelez aux postes de combat, je vous prie, et faites charger les pièces. Mais attendez pour mettre en batterie.

Il examina le pont, les maigres armes du brick. Cela avait suffi pour ramener à la raison un yawl sans défense, mais si le nouvel arrivant était bien l’ancien commandement du capitaine Tracy, ses canons ne lui serviraient à rien.

 

En vaillant équipage
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